Bref historique du thé noir japonais

Après avoir présenté le thé noir de Sashima cultivar Izumi, je voudrais évoquer une nouvelle fois l'histoire du thé noir japonais.
Depuis une dizaine d'année, la production de thé noir japonais semble prendre un nouveau souffle. Après avoir d'abord un peu mis de côté ce phénomène dans mon travail pour Thés du Japon, voilà que depuis quelques mois je commence à présenter de manière plus large ces thés. Il faut dire que si la qualité était encore très médiocre il y a 10 ans, on voir augmenter le niveau chaque année.  Ainsi, on trouve maintenant de très délectables thés noirs japonais, et ce genre me donne beaucoup de plaisir aujourd'hui, avec une sorte de bol d'air frais aussi.

Plus haut j'ai utilisé l'expression "prendre un nouveau souffle". Car oui, le Japon est par excellence un pays du thé vert (étuvé surtout), mais la production de thé noir n'y est pas une chose nouvelle.

On ne répétera jamais assez que l'industrie du thé au Japon s'est développée réellement à partir de la fin de l'époque d'Edo, au moment de l'ouverture du pays dans les années 1850, et plus encore durant l'ère Meiji (1868-1912). C'est le sencha qui a alors connu un développement industriel phénoménal, non pas pour la consommation domestique, mais en tant que produit d'exportation. Le thé fut alors après le soie la deuxième source de devises étrangères. Ainsi, le gouvernement dépensa beaucoup d’énergie et d'argent pour la promotion et le développement de l'industrie du thé. Ce thé vert, sencha essentiellement, malgré de nombreux problèmes de qualité (faux thés, thés colorés, etc) réussi bon an, mal an, à s’exporter, vers le USA essentiellement, jusqu'à la fin de la 1ère Guerre Mondiale. Après de nombreuses péripéties et tentatives pour trouver de nouveaux marchés, ce thé japonais fini par complètement perdre tous marchés étrangers au début des années 60, mais c'est alors que le sencha devint un produit accessible à un nombre important de japonais.

Dans un même temps, dès le début de l'ère Meiji, les autorités avaient conscience que le thé vert n'était pas un produit idéal pour les pays occidentaux et s'employa alors à lancer la production de thé noir au Japon.
Le premier pas fut, en 1874, lorsque l'on appris les techniques de fabrication auprès des artisans chinois qui se trouvaient chez les négociants occidentaux basés sur les ports de Yokohama et Kobe. Cette première tentative ne fut pas satisfaisante, et les thés produits ne réussirent pas à convaincre les partenaires étrangers.
1875 est une année très importante. Le gouvernement envoie Tada Motokichi, ancien seigneur de l'époque des Tokugawa reconverti dans le commerce, en Chine et en Inde pour étudier les techniques de fabrication du thé noir. Il fut le premier japonais de l'histoire à visiter Assam et Darjeeling. Il rentra au Japon après deux ans d'un voyage qui dû être très éprouvant avec de précises informations, des plans de machines, mais aussi (et surtout ?) des graines de variétés de théiers indiens.
En 1877, il s'installa à Mariko (dans l'actuel arrondissement de Suruga à Shizuoka), où il planta de nombreuses de ces graines. C'est ainsi que l'on voit aujourd'hui encore à Mariko de nombreux hybrides assam (c'est ainsi le lieu ou travaille aujourd'hui Muramatsu Niroku, qui est l'un des pionniers de la renaissance du thé noir japonais). Mais ces graines seront aussi plantées à Kyôto, Mie, Kôchi (Shikoku), Kagoshima ou encore dans l'ancien centre de recherche de Naitô-chô (Tôkyô). On commence alors dans ces lieux à produire du thé noir et à faire des sélections parmi les théiers issus de ces graines, pour conserver ceux qui semblent adaptés au climat japonais.
C'est ainsi qu'en 1908 est sélectionné à Shizuoka le premier cultivar à thé noir japonais, "koku-cha n°C8", qui sera nommé plus tard "Benihomare". Il faut bien comprendre qu'il s'agit d'un théier issu d'une graine en provenance d'Inde, en somme, un étranger née sur le sol japonais. Benihomare est l’ancêtre de la plupart des autres cultivars "beni".
Rare plantation de Benihomare à Kameyama

Pour autant, les résultats des recherches de Tada et du gouvernement ne s'accompagnèrent pas de réussite. D'une part il était encore bien trop tôt pour les cultivars, et surtout d'autre part, les producteurs de l'époque n'avaient pas les moyens de s'équiper avec les coûteuses machines nécessaires à mettre en œuvre les techniques enseignées par les responsables du développement du thé noir. De cette manière, bien que les autorités continuèrent à encourager la production de thé noir jusqu'à la fin des années 1960, les efforts ne furent jamais couronnés de succès.
On peut néanmoins noter de brefs sursauts dans la production et les importations.
De 1935 au début des années 40, la production, jusqu'alors négligeable augmente brutalement avec un pic à plus de 4000 tonnes par an (exportations : 5500 tonnes ! cela englobe probablement les exportations  de thé produit à Taiwan alors occupé par le Japon). Après une forte baisse, nouvelle augmentation en 1953, avec un pic en 1955 avec plus de 8000 tonnes produites, et près de 6000 exportées. Dans les deux cas, la cause est l'arrêt de la production en Inde et à Ceylan.
Après cela, les exportations stoppent rapidement, et la production diminue progressivement.

Après la guerre, il faut dire que le gouvernement continue d'encourager la production de thé noir, comprenant qu'il sera de plus en plus difficile d'exporter du thé vert. Un système pour le moins singulier est alors mis en place dans un Japon qui commence à connaître une croissance importante, et une demande intérieure pour le thé noir. Une entreprise qui veut importer du thé noir étranger, moins cher et de meilleure qualité, doit acheter une quantité équivalente de thé noir produit au Japon. C'est ainsi, que dans les années 50-60 le Japon produit du thé noir, essentiellement à partir de 2èmes récoltes.
En 1971, la libéralisation du commerce international met fin à ce système. En 1969, la production de thé noir s'élève à 2000 tonnes, en 1975 elle n'est plus que de 3 tonnes !
C'est ainsi que semble s'achever tristement, sans résultat, près d'un siècle d'histoire du thé noir au Japon.

Pourtant, alors que les années 60-70 sont un âge d'or au Japon pour la production et la consommation du thé japonais, du sencha essentiellement, les années 80 voient apparaître des difficultés. En effet, la consommation de thé japonais au Japon entame une descente qui ne semble avoir de fin, et l'on voit aujourd'hui disparaître petit à petit une production de qualité, au profit de thés étrangers, de café, ou simplement de thé en bouteille, etc.
C'est alors que vers la fin des années 90 renaît l'idée de produire ici du thé noir, pour palier à la baisse de la demande du thé vert. D'une production presque nulle en 1990, celle-ci est de 250 tonnes en 2015. Nous sommes certes loin des 2000 tonnes d'avant la libéralisation du commerce international du thé, mais il faut comprendre que cela reste dans l'ensemble le fait de petits producteurs visant à une consommation très locale.
S'il y a dix ans ecnore les thés noirs japonais de qualité étaient plutôt rare, depuis quelques années, on commence à trouver d'excellents thés, dont la production se limite certes à quelques kilos.
De l'idée du thé noir par défaut parce que le thé vert ne se vend plus, on voit aujourd'hui des producteurs faire du thé noir sérieusement, par intérêt pour ce genre de thé, en y dédiant des plantations séparées de celles dédiées au thé vert. Ainsi on voit apparaître divers concours et évènements consacrés à ce genre en naissance. Les "Nihon-cha Award" inclus par exemple une catégorie thé noir, qui reçoit plus de candidats que la catégorie "kama-iri cha" (il est difficile néanmoins de dire que cela soit une bonne chose, il y a trop peu de kama-iri en somme).

Ce mouvement s'accompagne aussi d'une petite effervescence autour des cultivars.
Revenons en arrière. Issu d'une graine de théier indien, Benihomare, premier cultivar à thé noir japonais est sélectionné en 1908. Le Japon à plusieurs reprise continuera à collectionner des graines de théiers étrangers (Inde, Chine, et même Géorgie). L'exemple le plus célèbre est dans les années 20 Manipuri 15, en provenance de Assam, qui croisé avec une variété locale donnera Inzatsu 131, lui même parent de Sôfû, Fuji-kaori ou Kondô-wase, bref des cultivars au potentiel aromatique très fort.
Le cultivar Oku-hikari, assez répandu en montagne à Shizuoka est issu du croisement de Yabukita et d'un théier issu d'une graine du Hubei en Chine. Directement sélectionnés à partir de graines en provenance du Hubei, sont sélectionnés dans les années 60, Yamanami à Miyazaki pour le kama-iri cha, et à Shizuoka un cultivar à thé noir appelé karabeni (唐紅 le "rouge des Tang", le caractère "kara" correspond à celui des "Tang" qui désigne par extension la Chine), très rare, non enregistré officiellement, mais pourtant extrêmement intéressant (rendez-vous en décembre...).
Benifûki à Takachiho

Néanmoins, c'est bel et bien la filiation de Benihomare (donc des variétés indiennes) qui dominera le développement des cultivars à thé noir japonais.
Point intéressant, le système d’enregistrement officiel des cultivars débute en 1953, avec une liste de 15 cultivars, et parmi eux se trouvent 5 cultivars à thé noir ! Je rappelle qu'à cette époque, le gouvernement cherche toujours à exporter du thé, noir notamment. Benihomare est le numéro 1 de la liste officielle des cultivars ! Étonnant au Japon "pays du thé vert".
Le dernier cultivar en date enregistré est le poids lourd, leader incontesté du genre, Benifûki, en 1993, c'est à dire que son développement a commencé dans les années 60, et que depuis, il n'y a plus de recherche dans ce domaine (la production et la demande pour le thé noir japonais est actuellement trop insuffisante pour justifier un budget recherche et développement dans les centres de recherche). Benifûki est un croisement de Benihomare et d'une variété en provenance de Darjeeling. La majorité des thés noirs japonais faits avec un cultivar à thé noir le sont avec ce Benifûki. Pourtant, si Benifûki s'est d'abord vite répandu, ce ne fut pas en raison de sa qualité pour le thé noir, mais en raison de son importante teneur en catéchine de type méthyl, que l'on dit avoir un effet sur les allergies et le rhume des foins. Il fut alors surtout employé pour du thé vert en poudre. C'est plus récemment, qu'il devient la base pour le thé noir au Japon (avec une domination même trop forte pensent certains, avec un risque de standardisation, un peu comme Yabukita pour le thé vert).

Ainsi, on ressort ceux enregistrés il y plus longtemps, notamment, Benihikari (1969), tenu alors en haute estime mais qui ne pu se développer avec la fin de la production de thé noir dès le début des années 70. On peut noter par exemple Benifuji, Benitachiwase, Hatsumomiji, etc. Tous restent assez marginaux.
Bien qu'il fut enregistré comme cultivar à kama-iri cha, Izumi est issu d'une graine de Benihomare.
On trouve enfin nombre de tentatives, certaines très fructueuses avec des cultivars à thé vert, comme Kôshun par exemple.
thé noir de Kawane, cultivar Kôshun
Pour conclure, je pense que le thé noir japonais est devenu un genre très intéressant, sur lequel tout reste encore à faire, mais qui pourtant montre déjà des qualités propres, typiquement japonaise, grâce notamment aux cultivars. Néanmoins, je crois qu'il est aussi important de garder en tête que le Japon ne doit pas, et ne deviendra de toute façon pas un grand pays du thé noir. Cette production de thé noir de qualité restera très limitées et destinée par conséquent aux connaisseurs et aux passionnés. Cette production doit aussi permettre à des producteurs talentueux d'être mis sous les spot-light, de sortir la tête de l'eau et de pouvoir ainsi aussi mettre en avant leur thés verts. Car le Japon est avant tout le pays des thés verts étuvés, qui sont typiquement japonais, et qui, pour ce qui est de la qualité, ne peuvent être produits qu'au Japon.
A nous de savoir nous délecter de toutes les possibilités que nous offrent les "thés japonais".

Une sélection de thés noir japonais sur Thés du Japon.



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